Cet article a été initialement publié sur cnbcafrica.com
Bobby Juuko – Class M [06 Oct 2021] (lien vers la publication originale)

En dépit de toutes les initiatives prises par les gouvernements africains, les bailleurs de fonds internationaux et les acteurs locaux au cours des dernières décennies, il n’y a pas eu de réponse satisfaisante au défi de l’agriculture africaine. Avec une population estimée à 2,5 milliards d’habitants en 2050, l’Afrique est confrontée à une problématique d’une ampleur sans précédent dans l’histoire de l’humanité : nourrir une population qui aura doublé en 50 ans.

Selon plusieurs estimations, le continent dispose de suffisamment de ressources pour y parvenir. Premièrement, l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) estime que les terres arables non utilisées en Afrique dépassent les 100 millions d’hectares. Ensuite, de nombreux pays du continent comptent encore une population rurale dominante. Malgré ces atouts, un ensemble de défis uniques empêche le secteur de véritablement décoller : des gains de productivité importants doivent encore être réalisés, les politiques foncières et les problèmes de logistique entravent le développement des exploitations commerciales, les subventions agricoles des pays développés limitent la compétitivité mondiale de l’agriculture africaine.

Au-delà des céréales

Là où les rendements céréaliers ont été multipliés par six en Asie de l’Est entre 1961 et 2013, ils n’ont été multipliés que par 1,6 en Afrique subsaharienne. 

Il est essentiel de se focaliser et de satisfaire la demande interne du continent pour stimuler le développement d’une agriculture moderne en Afrique. Pendant des décennies, l’accent a été mis sur les céréales, qui sont plus faciles à récolter, à transporter et à stocker. Mais là où les rendements céréaliers ont été multipliés par six en Asie de l’Est entre 1961 et 2013, ils n’ont été multipliés que par 1,6 en Afrique subsaharienne. Les projections montrent clairement que la tendance actuelle à l’augmentation des rendements est insuffisante pour combler l’écart avec la croissance démographique.

Dans ce contexte, la culture des fruits et légumes, un secteur agricole encore peu exploré, est devenue une alternative de plus en plus attrayante. Prisés tant pour leurs qualités nutritionnelles que pour leur taux de rendement, les fruits et légumes pourraient être exactement ce dont l’Afrique a besoin pour éviter une crise alimentaire.

César Tella Faha, un agriculteur de Bafoussam, dans l’ouest du Cameroun, s’est tourné vers la production de tomates après avoir été coiffeur, puis semi-grossiste. Grâce à l’utilisation de techniques de production et de systèmes d’irrigation innovants, il obtient un rendement d’environ 40 tonnes par hectare chaque saison. Ce revenu lui a permis de se développer constamment, jusqu’à posséder aujourd’hui deux champs de six hectares de tomates et deux autres de quatre hectares, pour une récolte totale dépassant les 800 tonnes. Avec un chiffre d’affaires de plus de 300 000 euros et des dizaines de travailleurs à son service, il est devenu un modèle d’agri-entrepreneur à succès.

Le cas de César n’est pas isolé. De nombreux autres agriculteurs de Bafoussam ont utilisé des techniques similaires pour échapper à l’image stéréotypée de l’agriculteur africain de subsistance. Malheureusement, ce cliché n’est pas entièrement faux, car de nombreux autres agriculteurs restent sous le seuil de pauvreté.

La division du travail dans la chaîne de valeur agricole

D’un point de vue conventionnel, les entrepreneurs devraient contrôler l’ensemble de la chaîne de valeur et vendre leurs produits directement au consommateur final pour maximiser les profits. Mais une telle approche, bien qu’appréciée par ceux qui recherchent des produits “authentiques”, est rarement bénéfique pour l’agriculteur. L’agriculture est un travail qui demande beaucoup d’engagement et d’entretien et où le moindre manquement peut compromettre une récolte. Les agriculteurs sont de surcroît tributaires de certaines périodes de l’année pour la récolte de différentes cultures, qui ne seront pas nécessairement en phase avec le marché.

Le couple producteur-vendeur, s’il est bien mis en place, permet de répondre aux besoins du marché en multipliant les débouchés et en écoulant de manière fluide la production agricole, tout en limitant les pertes pour les agriculteurs.

À l’inverse, les commerçants ne sont pas spécialisés dans la culture des champs, mais dans le transport et la vente des produits au consommateur. Bien souvent, entre l’agriculteur et les commerces de proximité, il y a toute une série d’intermédiaires (grossistes et semi-grossistes, qui jouent le rôle de logisticiens et de distributeurs. S’approvisionner auprès de plusieurs agriculteurs leur permet d’offrir une variété de produits à leurs clients. Par conséquent, le couple producteur-vendeur, s’il est bien mis en place, permet de répondre aux besoins du marché en multipliant les débouchés et en écoulant de manière fluide la production agricole, tout en limitant les pertes pour les agriculteurs.

Malgré cela, les intermédiaires agricoles sont déconsidérés par les clients qui les accusent d’être la cause de l’écart abyssal entre le prix “au champ” et le prix supporté par le client final. Si cela est parfois vrai, les intermédiaires agricoles sont pourtant un élément indispensable des mécanismes d’approvisionnement.

Chaînes d’approvisionnement

C’est d’autant plus vrai en Afrique, où la distribution est fragmentée en très petits points de vente, les vendeurs de rue dominant les zones rurales et les petits kiosques étant plus répandus dans les villes. Ces points de vente sont généralement tenus par des femmes, qui n’ont pas les moyens financiers et opérationnels d’acheter directement aux agriculteurs. Un grossiste est bien mieux équipé pour acheter de gros volumes et s’occuper du transport coûteux des marchandises du lieu de production vers les établissements urbains et ruraux où elles sont consommées.

Il faut que les fournisseurs professionnels comprennent que leur intérêt n’est pas d’écraser les agriculteurs, mais de travailler avec eux sur le long terme.

Cette organisation conduit parfois à des abus de la part des intermédiaires qui profitent des agriculteurs en leur imposant des prix ou des conditions d’achat qui ne leur permettent pas d’améliorer leurs conditions de vie. Pour que l’agriculture puisse s’épanouir en Afrique, il faut s’éloigner des intermédiaires prédateurs : il faut que les fournisseurs professionnels comprennent que leur intérêt n’est pas d’écraser les agriculteurs, mais de travailler avec eux sur le long terme.

Une telle évolution serait avantageuse tant pour les agriculteurs, qui obtiendraient des prix valorisant leur travail, que pour les négociants, qui auraient accès à des produits de meilleure qualité à des prix constants. De tels intermédiaires responsables existent déjà, comme La Clé des Champs au Gabon, ASL au Cameroun, et Pure Grow Africa en Ouganda et au Kenya dont l’objectif principal est de promouvoir les petits agriculteurs et les communautés vers le développement durable de l’agro-industrie et de la chaîne de valeur agricole en utilisant des technologies agro-industrielles modernes qui sont sûres et efficaces à utiliser. Des dizaines d’autres entreprises de ce type, plus petites, parsèment le continent.

Ces PME de fruits et légumes sont essentielles au secteur car elles permettent de le réguler, de le moderniser et, surtout, d’améliorer la qualité et le prix du produit final.

Des obstacles persistent jusqu’au niveau local

Bien qu’il soit rarement mentionné, l’un des principaux obstacles qui paralyse le développement de ces nouvelles entreprises formelles est le système de fiscalité.

Bien qu’il soit rarement mentionné, l’un des principaux obstacles qui paralyse le développement de ces nouvelles entreprises formelles est le système de fiscalité. Elles sont soumises aux mêmes règles de TVA, d’impôt sur les sociétés et autres taxes que les entreprises conventionnelles, le tout dans un secteur dominé par l’économie informelle.

La plupart de leurs concurrents ne paient pas de taxes, ce qui leur permet de vendre à des prix agressifs et de maintenir une main de fer sur une grande partie de la chaîne d’approvisionnement. Les nouveaux entrants n’ont donc aucun intérêt à se formaliser. Il faut s’attaquer à ce problème si l’on veut que le secteur agricole prospère vraiment.

Par exemple, ASL travaille avec des petits producteurs dans tout le Cameroun. L’entreprise préfinance leurs campagnes de production et de récolte, leur apporte un soutien technique pour améliorer leur production, et achète leurs produits pour les commercialiser. Sur le marché local, ces produits sont soumis à diverses taxes, dont une TVA de 19,25%, ce qui entraîne automatiquement une augmentation des prix.

En conclusion

Le secteur des fruits et légumes est une opportunité exceptionnelle pour l’Afrique de répondre à ses gigantesques besoins alimentaires. Les agriculteurs africains ont tout à gagner à ce que la filière soit mieux organisée. Des intermédiaires vertueux permettront de professionnaliser le secteur, en assurant un préfinancement important de la saison pour les agriculteurs, une logistique de qualité qui réduit les pertes, des débouchés stables qui permettent aux agriculteurs de se projeter sur le long terme, et une réduction des importations en proposant des produits locaux à prix concurrentiel.

Un tel avenir pour l’agriculture africaine est à portée de main, mais la concurrence déloyale et le système de taxation entravent sérieusement le rythme de la modernisation.